Annette Kelm, Stephanie Kiwitt, Ricarda Roggan
FÉTICHISMARCHANDISE

11.12.2015 — 14.02.2016

Sans la photographie, le libre change des marchandises tel que le capitalisme l’a développé depuis 200 ans – l’âge approximatif de la photographie – serait juste impensable. Et à l’ère des ventes sur Internet, ce constat ne peut que gagner en importance.

Annette Kelm / Stephanie Kiwitt / Ricarda Roggan


Symposium 12.01 et 13.01.2016 avec Françoise Gorgo, Anselm Jappe, Émilie Notéris, Roswitha Scholz, Björn Vedder et Jordi Vidal, modération : Christophe Domino

L’exposition Fétichismarchandise réunit trois artistes, Annette Kelm (*1975), Stephanie Kiwitt (*1972) et Ricarda Roggan (*1972), dont le travail interroge – partiellement ou principalement – la nature de la représentation des biens à consommer que le marché de l’économie capitaliste offre à ceux qui ont le pouvoir de les acheter en échange d’argent, qui n’est que la valeur de leur temps vendu à un entrepreneur. Au moment où l’un des pionniers du questionnement de la représentation de la marchandise, Christopher Williams, est célébré par le MoMA (New York), il nous semble pertinent de nous tourner vers la génération suivante. Les trois artistes invitées, qui vivent et travaillent à Berlin, à Bruxelles et à Leipzig, sont de 20 ans les cadettes de l’artiste californien. Elles traitent de façon critique, avec des approches bien singulières, ce qui incombe à la photographie dans cette lutte de séduction, de visibilité et de mise en lumière de la marchandise.

Une seule photographie, située au début de l’exposition, renvoie au monde « merveilleux » du marketing : une photographie devenue célèbre par la suite, représentant une VW Golf démontée, avec toutes ses composantes, et enregistrée par Hans Hansen pour le livre Das Buch paru à l’occasion de la célébration des 50 ans de Volkswagen (de 1938 à 1988). Annette Kelm a produit en 2008 un portrait de Hans Hansen dans son jardin à Hambourg et Ricarda Roggan a hérité du matériel de sa chambre noire. Il s’agit en somme d’un hommage sous forme de citation.

Le terme de « fétichisme » connaît, de façon générale, au moins trois champs d’application. Mis à part celui de l’anthropologie, il figure de façon centrale dans les théories de Marx et de Freud. À la fin de l’exposition, le CPG organise un symposium les 12 et 13 février 2016 avec des théoriciens marxistes et freudiens pour offrir au public genevois une approche contemporaine d’un concept vieux de plus de cent ans.

Stephanie Kiwitt

Si dans le travail de Stephanie Kiwitt la marchandise est apparue récemment, nous pouvons considérer la série Choco Choco de cette année comme une suite logique dans sa recherche des symptômes – souvent les pires – de nos sociétés marchandes. L’artiste bruxelloise s’est penchée avecSelf Kassa (2010) sur l’ultime aliénation du salarié/consommateur : l’enregistrement des produits achetés dans les supermarchés par le consommateur lui-même, lequel donne encore un peu de son propre temps déjà entamé par l’employeur, en évitant au revendeur des frais de salaires. Le CPG avait montré cette série dans l’exposition Open Frame en 2011 au CRAC à Sète. La collaboration entre le CPG et l’artiste remonte aux 50JPG 2006 avec l’exposition Vor aller Augen, présentant les travaux d’étudiants de la Meisterklasse de Timm Rautert de la haute école des arts de Leipzig.

Une des dernières séries de Stephanie Kiwitt, GYM, enregistre la soumission volontaire des classes moyennes à des machines torturant leur corps, animées par la peur permanente d’offrir la présence d’un corps non attractif et pas assez productif à la vue de tout le monde – du partenaire de vie au responsable supérieur au travail. Stephanie Kiwitt réussit, à un moment où le travail documentaire manque de plus en plus de souffle, à se faire la chroniqueuse de nos aliénations quotidiennes dans le cadre de l’organisation capitaliste du temps de travail et de « loisirs ».

La série Choco Choco, qui ouvre l’exposition Fétichismarchandise, est conçue par l’artiste de telle sorte que le spectateur oscille entre l’attirance et la répulsion pour un des produits les plus significatifs dans l’addiction à la consommation : le chocolat. Enregistrée dans une manufacture, c’est-à-dire dans une usine à mi-chemin entre production manuelle et industrielle, cette série se réfère à l’une des matières les plus nocives pour notre santé et les plus stimulantes pour notre palais, voire pour toute notre économie neuronale. Le chocolat est aussi un des produits les plus liés à l’économie coloniale des siècles précédents et à en croire le théoricien Achille Mbembe, c’est bien le colonialisme qui précède le capitalisme et qui lui fournit un modèle. Il n’est pas anodin que ça soit une artiste née à Bonn et vivant à Bruxelles qui s’approche avec la froideur nécessaire pour fondre un des mythes les plus résistants de l’histoire suisse: le lait du chocolat suisse provient des vaches peuplant les Alpages et «  les fèves de chocolat nous sont tombées du ciel ! »

Annette Kelm L’univers d’Annette Kelm est plus vaste que ce que le CPG peut proposer dans le cadre de FÉTICHISMARCHANDISE. Toutefois, le monde de l’artiste inclut bien la représentation de certaines marchandises, parfois pour incarner un contraste entre haute et basse cultures ou pour illustrer l’histoire de l’objet manufacturé accusant déjà un certain âge, ou encore pour exprimer de possibles récits contenus dans la chose même. L’univers kelmien inclut aussi des compositions de divers sujets, des portraits (souvent d’amis, y compris des amis artistes), des paysages et des animaux.

Les photographies représentant un sac à main pour femme, Lilac Clock Bag Buffalo Exchange de 2007 qui ne figurent pas dans l’exposition, sont l’exemple dans le corpus de l’artiste berlinoise où elle se démarque clairement de l’esthétique de la publicité, même si parfois le côté « pack shot » pour vente par catalogue bon marché perce dans ses travaux, comme c’est justement le cas dans cette série. Ce sac à main rond et en plastique laqué lilas incorpore sur un côté une montre dont l’aiguille n’est jamais telle qu’il faudrait qu’elle soit d’après l’esthétique publicitaire, c’est-à-dire pile à 10h10. L’aiguille des minutes est positionnée sur chacun des quatre tirages soit juste avant soit juste après l’heure la plus photogénique – tandis que l’aiguille des secondes reste à chaque fois fixée sur la 32ème seconde, tout comme la bandoulière qui ne pas bouge pas d’un iota d’une prise de vue à une autre.

Mais Annette Kelm ne se frotte pas seulement à l’esthétique de la pub, elle aborde tous les genres possibles pour les interroger, voire déconstruire les règles qui les figent. La composition florale a pris de l’importance dans les dernières années de sa production, allant jusqu’à la décomposition des fleurs ou à un certain enlaidissement du genre par l’introduction d’aimants. Elle saisit, par exemple, avec la série Untitled de 2007 la production de masse de l’une des fleurs les plus adulées dans la partie nord du globe, celle qui ravit la petite bourgeoisie allemande et qui mettait van Gogh en extase : le tournesol. Pris de front, en plan « américain », les contours jaunes avec leur œil brun de cyclope sont tous tournés vers les spectateurs, c’est à dire aussi vers le soleil (après le roi soleil, le spectateur soleil ?). Les quatre tirages qui constituent, accrochés les uns à côté des autres, une seule ligne d’horizon semblent à première vue être identiques, mais s’affirment par de légères différences, à la façon dont cette fleur a été, de modification en modification, entraînée à ressembler non pas à un objet végétal mais à un banal produit industriel destiné à la consommation.

Ce travail sur la ressemblance/dissemblance dans la série, instauré entre autres par Bernd et Hilla Becher, est plus proche des séries de Christopher Williams, sans obéir aux règles extrêmement strictes que l’artiste californien s’est imposées dans la critique de la représentation de la marchandise et ne nie pas son propre caractère de marchandise. Plus enjouée, avec un humour des plus mordants, Annette Kelm réussit à outrepasser la stratégie de Christopher Williams qui n’a jamais poussé l’audace jusqu’à montrer le prix de la marchandise. Annette Kelm a reproduit à l’échelle 1 :1 le signe qui rend un prix attractif, c’est-à-dire le signe de %. Elle souligne le caractère de marchandise de la pancarte elle-même qui connaît un coût de production, tout en faisant allusion par le signe % au pourcentage que l’ouvrier/ère n’a pas perçu du gain de la production, resté dans la poche du patron. Cela donne ainsi à celui/celle qui a produit le bien le même statut, dans la logique économique, que la pancarte, c’est-à-dire celui de marchandise, lequel, par ricochet, définit aussi le patron de l’entreprise de matériel de publicité.

Untitled de 2009 représente la reconstruction d’une ancienne frégate passant devant un énorme bateau de containers qui dépasse les bords de la photographie. Cette photographie fait partie des travaux d’Annette Kelm qui tissent des liens entre différentes époques, entre le vrai et le faux, et servent de points de départ à des narrations que chaque spectateur est invité à s’imaginer.

Ricarda Roggan

Des reproductions de marchandises accusant un certain âge et présentant au spectateur les stigmates de l’usage constituent une importante partie du corpus des œuvres de Ricarda Roggan (le CPG avait montré sa série Attikaen 2006 dans l’exposition Vor aller Augen présentant les étudiants de la Meisterklasse de Timm Rautert de la haute école des arts de Leipzig). Deux extraits de telles séries qui s’intéressent à la marchandise soit déclassés soit sortie du circuit de production/consommation/déchets et élevée à un statut de culte proche du gris-gris ou de la relique et entrant dans l’économie de l’art sont présents dans Fétichismarchandise.

Seulement par la mise en images de vieilles voitures poussiéreuses, parfois couvertes de bâches, souvent partiellement détruites par de probables accidents, l’artiste réussit par la lumière et le cadrage (les moyens d’expression basiques de la photographie), voire par l’emplacement dans l’espace des carcasses, à leur insuffler un aspect habité. Elle les dote presque d’une personnalité, loin du clinquant bling-bling des modèles dernier cri qui nous assaillent sur les panneaux publicitaires. Ces voitures, dans l’objectif de Ricarda Roggan, portent plutôt les traits de choses appartenant au registre de l’archéologie des générations futures.

L’artiste de Leipzig se met dans la peau d’une scientifique, voire d’une anthropologue avec sa série Apokryphen. Les petits tirages argentiques n/b au format 30x38 cm présentent des objets sortis d’usines à crayons, de manufactures de pipes, de fabriques de gommes à effacer et d’autres accessoires d’écrivains, de philosophes et de compositeurs. Ricarda Roggan a photographié dans les musées les plus surprenants, et toujours de la même manière, des choses ayant servi aux « têtes pensantes » de ce pays de « Dichter und Denker » (de poètes et de philosophes). L’unité des environnements/cadres dans lesquels les objets manufacturés sont posés fonde un musée sous la forme de catalogues de toutes les pipes (Ernst Bloch), de toutes les montres (Martin Heidegger) et de tous les crayons (Kurt Tucholsky) d’Allemagne qui ont pu inspirer le panthéon des grands esprits d’outre-Rhin. Cette marchandise sortie de son cycle habituel (production, vente, consommation, déchetterie) participe à la constitution de ce qui paraît à la société marchande être à la fois son salut et son totem : le musée, sauf que celui-ci est de plus en plus soumis aux mêmes lois!

Symposium vendredi 12 & samedi 13 février 2016

 

FÉTICHISMARCHANDISE est le titre du symposium que le Centre de la photographie Genève (CPG) organise pour le finissage de l’exposition éponyme qui réunit les trois photographes Annette Kelm, Stephanie Kiwitt et Ricarda Roggan. L’exposition tente de mettre en avant des représentations de la marchandise qui ne sont pas conformes à la célébration, à la fétichisation des biens de consommation tels que le bras « armé » du capitalisme, le marketing et la publicité, les conçoivent. Conscient que le terme de « fétichisme de la marchandise » circonscrit plus que l’esthétisation des produits mis sur le marché, c’est-à-dire qu’il désigne tous les rapports sociaux qui nous placent nous-mêmes tous au stade de marchandise, le symposium propose des réflexions qui explorent d’autres champs de la connaissance, se référant aussi au terme de fétichisme, tels que le féminisme et la psychanalyse, voire l’anthropologie.

Les six intervenants, Françoise Gorgo, Anselm Jappe, Émilie Notéris, Roswitha Scholz, Björn Vedder et Jordi Vidal vont, sur invitation du CPG, donner des points de vue différents, en proposant leur lecture des termes « fétichisme » ou « fétichisme de la marchandise » à l’aune de théories politiques, économiques, culturelles, psychanalytiques, esthétiques et féministes, les vendredi 12 et samedi 13 février 2016.

BJÖRN VEDDER critique d’art ÉMILIE NOTÉRIS écrivaine ANSELM JAPPE philosophe JORDI VIDAL théoricien ROSWITHA SCHOLZ rédactrice, essayiste FRANCOISE GOROG psychanalyste (sous réserve)

Modération : Christophe Domino

 

L'exposition FÉTICHISMARCHANDISE bénéficie du soutien de : Loterie Romande, Volkart Stiftung et la Fondation Genevoise de Bienfaisance Valeria Rossi di Montelera


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